jeudi 2 juin 2011

Facebook, les secrets d’une insolente réussite


1/ Présentation du dossier:

Impossible de lui échapper. Avec 600 millions de membres et 500 000 de plus chaque jour, le réseau social a envahi la planète. Douze pages d’enquête sur un business en or.

Au premier coup d’œil, la page privée de Mark Zuckerberg sur Facebook ressemble à toutes celles des jeunes de 26 ans. Quelques photos de soirées arrosées avec les potes, un lien vers un article intéressant du «New York Times», l’officialisation de sa relation avec sa petite amie, Priscilla… Sauf qu’au milieu du «mur», dans la catégorie «événements», il annonce qu’un certain Barack Obama viendra lui rendre visite le 20 avril à son bureau de Palo Alto, en Californie. Beaucoup plus chic que l’apéro-concert de votre copain guitariste.
Mais au fait, qui doit se sentir le plus flatté ? «Zuck» dirige en effet un pays de 600 millions d’habitants – 500 000 de plus chaque jour – dont la plate-forme a servi de point de ralliement aux révoltés égyptiens. Les concurrents ? Dans les choux, et pour longtemps : «Facebook profite désormais d’un effet de masse, puisque les nouveaux vont forcément là où ils trouveront le plus d’amis», analyse Clara Shih, une experte des réseaux sociaux, auteur de «The Facebook Era». La France n’échappe évidemment pas à la déferlante : le site compte chez nous 20 millions d’inscrits (au moins une connexion par mois) et touche désormais 91% des 13-24 ans, deux tiers des 25-34 ans et un tiers des 35-44 ans.
Ce succès populaire n’est pas récent. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est que Facebook a réussi à le convertir en dollars. Longtemps, la communauté financière a fait la moue : les «friends» accepteraient-ils de voir leur page polluée par la pub ? «Yes», ont-ils répondu en chœur. La société ne publie toujours pas ses comptes, mais des fuites ont révélé début janvier qu’elle avait réalisé en 2009 un chiffre d’affaires de 560 millions d’euros et un résultat net de 144 millions. Selon les experts, ces chiffres devraient quintupler en 2011. Du coup, la cote du groupe flambe : 35 milliards d’euros sur la base de sa dernière levée de fonds en janvier.
De quoi faire la fortune de son fondateur, Mark Zuckerberg, encore actionnaire à 24%, mais aussi des salariés de base. «En complément de mon salaire, j’ai touché 15 000 actions sur quatre ans, calcule Gilles Mischler, un ingénieur alsacien qui a travaillé dans la maison de 2005 à 2010. Si je les vendais aujourd’hui, ça me ferait 19 millions d’euros !» Dans les pages qui suivent, Capital donne la recette de cette cash-machine : son management potache, ses innovations permanentes, ses pubs individualisées à l’extrême, mais aussi ses incursions dans notre vie privée.
Lorsqu’il débarqua en 2005 sur Emerson Street à Palo Alto, Gilles Mischler n’aurait vraiment pas misé une Kro sur ce succès. Malgré son million d’abonnés, la start-up avait des fins de mois difficiles. «On était obligés de piquer la bande passante de nos voisins d’Android, se souvient l’ingénieur. Et le commercial de Toshiba n’avait même pas voulu nous faire crédit sur cinq ans pour une photocopieuse !» Pour les investisseurs, Facebook n’était qu’un réseau social de plus parmi Friendster, Myspace, Hi5 et LinkedIn.
Mais rapidement, Zuckerberg a semé tout le monde. D’abord, il a exigé que les membres s’inscrivent sous leur vraie identité. «A l’origine, il fallait même une adresse e-mail universitaire, alors que les autres toléraient les faux profils, rappelle Clara Shih. Facebook s’est donc développé sur des réseaux réels et a moins souffert du spam.» Sage, le jeune patron s’est assuré d’avoir assez de serveurs pour que son site ne rame pas. «10 millisecondes gagnées sur le temps d’accès, c’est 3% d’audience en plus», serinait-il à ses troupes. Au­jour­d’hui, les douze data­centers américains de Facebook et leurs relais à l’étranger lui permettent de supporter un trafic de 680 millions de visiteurs uniques par mois, selon l’institut ComScore.
Au rythme où progresse le site, il va falloir en construire d’autres. Un à un, tous les pays tombent dans son escarcelle. «L’an dernier, nous sommes passés premiers en Inde, en Espagne et en Allemagne», se félicite Christian Hernandez, le directeur du dévelopement international de Facebook. Les prochaines batailles ? Le Brésil, la Russie et surtout la Chine, où il est encore bloqué par les autorités. Bon élève, Mark Zuckerberg a appris le mandarin et a profité de ses vacances de Noël à Pékin pour rencontrer Robin Li, le patron de Baidu, le plus gros moteur de recherche du pays. Mi-avril, la presse locale annonçait un joint-venture entre les deux sites…
L’ambition de Facebook ne se limite toutefois pas aux frontières géographiques : la plate-forme veut tisser sa toile sur l’ensemble du Web. Deux millions et demi de sites ont déjà intégré l’un de ses outils. Notamment le bouton Connect, qui permet par exemple de devenir membre d’AlloCiné ou de TF1 en France d’un simple clic, l’identifiant Facebook dispensant de remplir le sempiternel triptyque pseudo-e‑mail-mot de passe. Insatiable, Mark Zuckerberg veut voir du bleu partout. Les consoles PlayStation et Xbox donnent déjà accès à son bébé. En attendant le téléviseur, qui vous indiquera que belle-maman a adoré le dernier épisode de «Cold Case».
Mais c’est sur le téléphone mobile qu’il fonde ses plus gros espoirs. 250 millions de membres retrouvent leurs amis par ce biais. Pas assez pour Henri Moissinac, un Français à qui «Zuck» a confié cette branche en 2008 : «N’importe quel téléphone doit pouvoir devenir social.» Pour y parvenir, il a convaincu une centaine d’opérateurs des pays émergents de ne pas facturer à leurs abonnés la connexion à une version dépouillée (sans photo) du réseau.
La puce GPS des mobiles intéresse aussi Facebook. Des milliers de Français communiquent leur emplacement à leurs proches grâce à l’outil «Lieux», ou aux annonceurs avec «Bons Plans». Cet hiver, la marque Bonobo a ainsi offert des jeans aux 1 000 petits malins qui s’étaient géolocalisés en premier dans ses boutiques. Evidemment, ces technologies effraient les défenseurs de la vie privée.
Une crainte que Zuckerberg balaie sans diplomatie : l’intimité n’est plus «la norme sociale», a-t-il répondu au site TechCrunch l’an dernier. La devise s’applique-t-elle aussi au boss ? Pour le vérifier, nous sommes allés un soir, au cours de notre enquête, près de sa maison de Palo Alto, caméra du smartphone branchée. Au bout de quelques minutes, l’apôtre de la transparence s’est énervé et nous a envoyé son vigile. A l’étroit dans son sweat des Giants de San Francisco, ce Latino nous a sermonnés : «Monsieur Zuckerberg mérite qu’on respecte sa vie privée.»

2/ Facebook : ses prochaines innovations vont faire mal à Google

Sa ruche d’ingénieurs permet à Facebook de s’enrichir de nouvelles fonctions tous les mois. Il s’apprête ainsi à concurrencer le géant du Web sur ses deux principaux business, le moteur de recherche et la messagerie. Le match ne fait que commencer.

Le 1er avril dernier, les employés de Google ont d’abord cru à un mauvais poisson. Mais non. Leur patron Larry Page leur a bien annoncé, par e-mail, que les bonus 2011 seraient ­rognés de 25% s’ils n’arrivaient pas à «intégrer les relations, le partage et l’identité» sur les ­outils Google. En clair, à contrer Facebook.
Cette menace le prouve, la toile tissée par Mark Zuckerberg effraie le géant de Mountain View, dont toutes les tentatives de réseau social – Orkut, Wave et Buzz– ont fait un flop. Et le pire est à venir pour Google, puisque Facebook entend s’attaquer à ses cœurs de métier : le moteur de recherche et l’e-mail.
Pour prendre la mesure de l’offensive, il faut se rendre au cœur de la R & D de Facebook. A Palo Alto, 700 ingénieurs phos­phorent jour et nuit avec le chrono pour obsession. «Entre une idée de fonction et son lancement, il y a souvent moins d’un mois», raconte Karel Baloun, septième employé à avoir été embauché, en 2005.
Et, pour accélérer un projet qui s’enlise, il y a le «hackathon», sorte de marathon du codage entre collègues. «Ça démarre le soir, à l’improviste, toutes les quatre à six semaines, raconte David Braginsky, ingénieur chez Facebook de 2007 à mars dernier. Un développeur demande un coup de main et les autres l’aident à concrétiser son concept, en bossant jusqu’au matin s’il le faut.» L’outil de téléchargement des vidéos est né d’une de ces nuits enfiévrées, en mai 2007.
Ainsi organisé, le réseau social peut réagir très vite à la concurrence. «Leur souplesse m’épate, admire Loïc Le Meur, le patron français de l’agrégateur Seesmic. Ils ont réussi à lancer Lieux (NDLR : partage de position géographique) pour contrer Foursquare, et Deal (promotions géolocalisées) contre Groupon.» Et leur toute récente Questions, qui permet d’interroger ses proches sur un sujet, pourrait aussi étouffer dans l’œuf le site Quora.
Bientôt grâce à ce brevet, un nouveau moteur de recherche révolutionnaire 
Mais le gros chantier du moment, c’est le moteur de recherche. Dans les schémas du brevet obtenu par Facebook le 15 février dernier, il ressemble à celui de Google, avec une différence majeure : les résultats n’apparaissent pas dans l’ordre déterminé par de savants calculs, mais dans celui des préférences de vos amis. Si vous tapez «restaurant Marseille», vous ne tombez donc pas sur les guides Cityvox ou LaFourchette, mais sur les établissements visités par vos connaissances.
Leur portrait et leurs critiques s’afficheront également. Pour Georges Nahon, vieux routier du Net et patron de la cellule de veille d’Orange à San Francisco, ce procédé va se généraliser. «Aujourd’hui, on ne cherche plus si quelque chose existe mais la réponse à une question. La technologie de ­Facebook est beaucoup mieux adaptée que celle de Google, purement algorithmique.» Début avril, Larry Page a tenté de prendre Zuckerberg de court en lançant le bouton «+1», censé afficher les recommandations des amis. Mais, si Google compte bien des millions d’inscrits, grâce à sa messagerie Gmail notamment, il lui manque ­l’essentiel : le réseau qui les met en relation. Facebook est imbattable sur ce terrain.
Ce n’est pas tout. Comme Yahoo! et Microsoft, Google tremble pour sa messagerie, qui assure 20% de son trafic. Mark Zuckerberg met en effet la dernière main à un service e-mail révolutionnaire : Messages attribuera une adresse en @facebook.com à chaque membre et affichera les courriels non plus dans l’ordre de leur date d’envoi, mais dans celui de leur importance «sociale» : le petit mot de votre copain avant la newsletter de votre banque. L’utilisateur pourra aussi choisir le mode de réception du message : texto, e‑mail ou tchat, qui seront ainsi fusionnés. Et pourquoi pas un appel vidéo ? Facebook s’apprêterait à intégrer dans son offre le fameux logiciel de visiophonie Skype. Selon Henri Moissinac, seul Français dans l’état-major de Facebook, on est loin d’avoir tout vu : «Nous ne sommes qu’à 1% du chemin.»

3/ Facebook : son patron règne sur une bande de copains

Mark Zuckerberg est le milliardaire le plus précoce de l’histoire. Cela ne l’empêche pas de continuer à vivre comme un jeune de 26 ans, parmi ses collaborateurs, sans guère quitter son quartier. Reportage.

Sur California Avenue, à deux pas du siège de Facebook à Palo Alto en Californie, tout le monde connaît Mark et sa bande de potes. A l’Antonio’s Nut House, un bar resto destroy couvert de graffitis avec des seins en plastique collés au plafond, Jose Miranda abandonne une seconde ses fourneaux pour nous glisser un mot gentil sur le jeune patron. «Je le vois souvent avec ses collègues boire des coups et jouer au billard. Ils sont très sympas.» Un peu plus loin dans la rue, la tenancière du Lotus Thaï Bistro affiche un large sourire à l’évocation de son nom. Mais le plus enthousiaste est Hector, le patron du resto mexicain Palo Alto Sol : «Mark raffole de notre “sopa azteca”. Il vient bien deux fois par semaine ici avec les gens de sa société.»
Parle-t-on bien du même Mark Zuckerberg ? Le jeune homme solitaire et antipathique dépeint par David Fincher dans «The Social Network» ? L’homme n’accorde jamais d’interview ou presque. Il n’a pas fait d’exception pour Capital. Mais, lorsqu’on questionne tous ceux qui travaillent avec lui depuis sept ans, on découvre un tout autre visage : celui d’un chef de tribu qui vit 24 heures sur 24 entouré de ses collègues, qui sont aussi ses amis. «Zuck», comme ces derniers l’appellent, se sent d’ailleurs tellement étranger à ce film qu’il n’a pas craint de louer un cinéma de Mountain View, non loin de Palo Alto, pour inviter tous ses salariés à une projection privée. «Presque tout est faux dans ce film», assène David Braginsky, qui était encore son conseiller scientifique per­sonnel en mars. «C’est une bonne histoire, mais ce n’est pas la sienne.»
David Fincher n’a quand même pas tout inventé. Prenez sa tenue vestimentaire, invariablement constituée d’un tee-shirt (il ajoute un sweat à capuche par temps frais), d’un jean trop large et de grosses sandales à scratch. Elle est fidèlement reproduite ! Pas de doute, Zuckerberg est également ce petit génie au débit mitraillette incarné par Jesse Einsenberg. Né en 1984 dans la banlieue nord de New York, d’un père dentiste et d’une mère psychiatre, il a terminé major de tous ses cours, lit le français, le latin, l’hébreu et le grec ancien. L’année dernière, il a même pris des leçons particulières de mandarin et a pu mettre en pratique ses exercices en passant Noël à Pékin avec Priscilla Chan, sa petite amie depuis quasiment 2003, d’origine chinoise.
Mais plus encore qu’en langues étrangères, c’est dans l’informatique qu’il excelle. A l’âge de 12 ans, sur l’ordinateur Quantex 486DX que lui avait offert son papa, il bricola pour ce dernier un réseau interne baptisé Zuck­Net qui l’alertait de l’arrivée d’un patient dans le cabinet. Au collège, il épata cette fois ses camarades en créant une adaptation du jeu Risk basée sur l’Empire­romain. Enfin, au lycée, il inventa un ingénieux logiciel musical, Synapse, capable de déterminer les goûts musicaux de chacun et de générer des playlists. Thefacebook.com (l’ancien nom de Facebook), qu’il mit en ligne en février 2004 depuis sa chambre universitaire à Harvard, n’était donc qu’un programme de plus. Sauf que celui-ci dépassa toutes ses attentes en atteignant 6 000 membres en à peine trois semaines.
D’emblée, il s’est distingué des autres créateurs de start-up. Plutôt que de s’entourer de managers et de commerciaux chevronnés, il a débauché ses coturnes pour poursuivre l’aventure Facebook : Eduardo Saverin, Dustin Moskovitz, Andrew McCollum et Chris Hughes. Son meilleur ami, Adam D’Angelo, a rejoint la troupe peu après. A l’exception du premier, avec qui il s’est brouillé, tous sont restés plusieurs années à ses côtés. En 2005, Mark a aussi confié à sa sœur aînée, Randi, la gestion du marketing. Quand il recrute, Zuckerberg se moque des diplô­mes ou de l’expérience et privilégie les gros QI comme lui. «Lors de mon entretien, il m’a testé sur un exercice de math», nous raconte Karel Baloun, le septième salarié embauché par Facebook. La tradition perdure : une bonne partie des développeurs recrutés à Palo Alto passent par ce tamis. Tous ­démarrent à des salaires très confortables – 8 000 euros par mois – et beaucoup sont déjà très riches grâce aux actions qu’ils ont touchées avant que la valorisation de Facebook n’explose ces derniers mois.
Logiquement, avec des copains, la famille ou des petits génies millionnaires sous ses ordres, Zuckerberg se comporte plus comme un chef de bande que comme un P-DG tyrannique à la Steve Jobs, dont les colères homériques terrorisent les cadres d’Apple. «Il est direct, franc, mais je ne l’ai jamais vu se mettre en pétard contre quelqu’un», assure son ancien conseiller David Braginsky entre deux gorgées de moka au Summit, un bar branché de San Francisco. Son seul coup de colère, ce fut contre son iBook, coupable de plantage au milieu d’un long e-mail. «Il s’est levé et l’a cassé en deux», se rappelle un ancien de la maison. L’Alsacien Gilles Mischler, vingtième employé de Facebook, en 2005, se souvient même d’un patron attentif aux problèmes de chacun. «Après la naissance de mon fils, il m’a muté sur un site proche de chez moi pour que j’aie moins de route le matin.»
Autre différence majeure avec Steve Jobs, Zuckerberg fait confiance et délègue. Sheryl Sandberg, débauchée de Google en 2008, a carte blanche pour gérer tout ce qui n’intéresse pas le fondateur : les ven­tes, le marketing, la pub et les ressources humaines. Zuckerberg peut ainsi se concentrer sur le développement du site. C’est lui qui a ajusté la largeur de la colonne de publicité au pixel près ou inventé la fonction d’identification des «amis» sur les photos. Mais depuis, il a pris beaucoup de champ sur les aspects techniques aussi. «Mark fixe un objectif et donne ensuite son feed-back ponctuellement, raconte Karel Baloun, qui a rédigé un petit manuel inspiré de son expérience, “Inside Facebook”. Quand il rentre dans le détail, c’est uniquement pour insister sur un principe général : après avoir découvert qu’on avait mis un point de trop à la fin de certaines phrases du site, il a par exemple distribué à tous les chefs de produit un petit livre de grammaire afin que nous soyons plus vigilants.»
Toujours pressé, Zuckerberg ne perd pas son temps en réunions. Il donne ses orientations dans le couloir entre deux portes, par des e-mails collectifs que filtre – et corrige – sa fidèle assistante, Anikka, ou lors de séances de questions-réponses le vendredi après-midi. Son bureau se trouve à l’endroit où il pose son ordinateur portable. Pour les entretiens importants, il s’est tout de même aménagé une salle de meeting au mobilier d’un blanc im­maculé. Zuckerberg ne voit en ­effet pas bien les couleurs, excepté le bleu (d’où la couleur du logo Facebook). «Un soir, il m’a demandé de repeindre en blanc le nouveau téléphone fixe qu’il venait de recevoir», se souvient un salarié.
En contrepartie de ce management plutôt cool et horizontal, le boss exige de ses troupes l’abattage d’ouvriers chinois. Il montre d’ailleurs l’exemple en restant souvent jusque tard dans la nuit au bureau. Sur California Avenue, dans le bâtiment principal du siège où turbinent 700 ingénieurs, il y a toujours de la lumière. «Même le dimanche à 2 heures du matin, assure Gilles Mischler. Quand il y a un bug, personne ne part avant qu’il soit réparé.» Il n’est pas rare que les codeurs, après avoir dîné gratuitement à la cafétéria, s’effondrent sur les matelas mis à leur disposition. Quand ils les atteignent ! «J’ai gagné le prix de celui qui s’endort le plus souvent sur son clavier», s’amuse Karel Baloun.
Au quotidien, Facebook ressemble en fait à un gros campus à l’ambiance potache. Pendant les Coupes du monde de football, les nombreux étrangers du siège vibrent ensemble en salle de télé. Régulièrement, Zuckerberg et sa bande se font plaisir en invitant des stars : Mike Tyson, Ashton Kutcher ou Kanye West. La moindre occasion – Noël, un énième membre… – est prétexte à une fête. «On ne boit pas que de l’eau ou du Coca chez Facebook, sourit Gilles Mischler. Et Mark n’est pas le dernier à s’amuser. Il a d’ailleurs fait inscrire dans le règlement interne le droit de boire de la bière et de dormir sur place.» Sur le profil privé (différent de sa page publique) que le P-DG réserve à ses amis mais que nous avons puconsulter, de multiples clichés le montrent un verre à la main, en train de danser et de chanter.
Le plus jeune milliardaire de l’histoire vivrait donc comme tous les gens de son âge ? C’est ce que confirme le photographe Nick Stern, qui l’a «paparazzé» pendant plusieurs jours l’été dernier pour le compte du site Gawker. «Je vais vous décevoir, il ne fait rien d’extraordinaire en dehors du boulot. Je ne l’ai vu qu’avec sa copine et ses amis.» Il loue une maison à 130 mètres de son bureau et conduit une Acura noire (une marque appartenant à Honda). Très loin, donc, du comportement de rock-star de son associé Sean Parker, cofondateur du site Napster, flambeur, séducteur et déjà arrêté pour usage de cocaïne. «Zucker­berg se fiche de l’argent», assure Karel Baloun. Ses hobbies ne sont pas légion. Champion d’escrime au collège, il ne pratique plus guère de sport. Quant à la synagogue, il la fréquente peu. «Judaïsme, plus culturellement que religieusement», indique-t-il à la ligne Croyances de son profil.
En fait, dès qu’il a une minute, Zuckerberg retourne à sa seule et véritable passion : le code. «La création d’un simple morpion l’amuse, raconte Gilles Mischler. Une fois, il s’est enfermé pendant quarante-huit heures avec le casque sur les oreilles pour optimiser un logiciel dont personne n’avait besoin. A la fin, il est sorti tout fier : “Regarde, il est quinze fois plus rapide maintenant !”» Un brin toqué le Zuck ? David Braginsky rapporte un autre indice troublant : «Il a travaillé des semaines sur un robot capable de photographier les personnes qui sonnent à la porte de sa maison et de leur répondre.» Sait-il qu’avec sa fortune actuelle il pourrait s’offrir un majordome ?
Gilles Tanguy
A Palo Alto, « Zuck » vit au milieu de son clan :
Son domicile : Pour rejoindre son bureau à toute heure, le jeune patron a emménagé dans une petite maison située à seulement 130 mètres du siège de Facebook.
Son lieu de travail : Comme sa numéro 2, Sheryl Sandberg, le PDG de Facebook n’a pas de bureau. Il préfère déambuler parmi ses développeurs avec son ordinateur ­portable. S’il arrive plutôt en fin de matinée, il reste fréquemment jusque très tard dans la nuit pour travailler.
Son resto thaï : Il aime y déguster du poulet avec sa fiancée, Priscilla Chan. Les tourtereaux auraient signé un contrat les engageant à se voir au moins 100 minutes par semaine.
Son mexicain favori : A la tête du Palo Alto Sol, Helena et Hector voient régulièrement débarquer Mark et sa bande. Originaires de Puebla, ils cuisinent notamment une «sopa azteca» dont le patron de Facebook raffole. Fin mars, selon la presse locale, il aurait conclu un important deal à l’arrière de l’établissement.
Les sept erreurs de "The Social Network"
Avec 1,4 million de spectateurs, le long-métrage de David Fincher s’est taillé un joli succès en France. Mais il comporte de nombreuses approximations. Pour commencer, Zuckerberg n’a pas créé Facemash, un site de comparaison de photos d’étudiantes (ancêtre de Facebook), pour se venger d’une fille qui venait de le larguer dans un pub. Celle-ci, bien que mentionnée dans un blog de Zuckerberg, n’a jamais été identifiée et Facemash comparait aussi les portraits des garçons. Autre fable : Eduardo Saverin, le cofondateur de Facebook, n’a jamais été accusé de torturer des poulets par le journal local. Pas plus qu’il n’a été dilué à 0,03% du capital. Il en est encore aujourd’hui le quatrième actionnaire, avec 5%. La vie de Sean Parker, fondateur de Napster et associé de Zuckerberg, est aussi très romancée : il n’a pas découvert Facebook chez une conquête d’un soir, mais sur l’ordinateur d’un couple ami. Il n’a pas non plus été arrêté à Palo Alto pour possession de cocaïne avec des salariés de Facebook. C’était en Caroline du Nord, sans salarié du site.

4/ Facebook : sa régie pub transforme votre profil en cash-machine

Le premier actif de Facebook, c’est son audience. Le site la vend aux annonceurs en leur dévoilant l’état civil ou les hobbies de ses 600 millions de membres. Pour remplir les caisses, il mise aussi à fond sur les applications.

Big Brother peut aller se rhabiller. Sur le site américain All Facebook, qui traque la moindre nouveauté sur le réseau social, un certain Jason Carrasco raconte sa dernière mésaventure. «L’autre jour, j’ai indiqué à mes amis que j’allais à un concert. Le lendemain, ma page affichait des publicités pour l’artiste que j’étais allé écouter !» Pour l’instant en test sur 1% de la communauté mondiale des utilisateurs, cette nouvelle forme de pub, du type frappe chirurgicale, pourrait bien débarquer un jour chez nous. Tout dépendra du degré de docilité et d’acceptation des habitants de cette planète aux 600 millions d’amis.
Une chose est sûre, pour pouvoir tenir la promesse faite à ses nouveaux membres lorsqu’ils rejoignent le réseau («C’est gratuit et ça le restera toujours»), Facebook doit engranger de la publicité. Beaucoup. Car c’est quasiment sa seule ressource. «Chaque utilisateur rapporte entre 3 et 4 dollars par an. Là-dessus, la marge est de 25 à 40%», analyse Cédric Foray, patron à Paris du cabinet Greenwich, un spécialiste des télécoms et des médias. Autant prévenir les 20 millions de Français qui ont succombé aux charmes de Facebook : toutes leurs données personnelles ont vocation à être converties en monnaie sonnante et trébuchante.
Tout commence à l’inscription. En complétant son profil (âge, profession, lieu de résidence, diplômes, statut marital, adresse mail, centres d’intérêt…), le nouveau «Facebookien» fournit une mine d’informations aux annonceurs potentiels. Certes, il peut actionner les «paramètres de confidentialité», qui lui permettent de contrôler la diffusion de ses contenus au sein de la communauté. Mais les annonceurs, eux, ont droit à un régime particulier. «Nous les autorisons à choisir les caractéristiques des utilisateurs qui verront leur publicité, précise la politique de confidentialité de la maison. Et nous pouvons être amenés à utiliser tout attribut non personnellement identifiable que nous avons recueilli pour cibler le public approprié.» Précision «rassurante» : seul le nom n’est pas communiqué.
Grâce à sa batterie de serveurs, 60 000 au dernier pointage en juin 2010, et à l’aide des savants algorithmes mis au point par ses 700 ingénieurs, Facebook peut triturer cette masse de données dans tous les sens. Une marque de sport veut toucher les fans de foot en France ? En deux temps trois mouvements, le réseau identifie pour elle les 319 440 utilisateurs (relevés mi-avril) de 18 à 50 ans qui ont mentionné leur passion du ballon rond. Mais la force de l’outil, c’est qu’il peut aussi bien être utilisé par un vendeur de quartier à Garges-lès-Gonesse. Il lui suffit d’utiliser le service publicitaire en libre-service de Facebook, d’y rentrer son budget, ses critères et de calibrer ainsi en temps réel le nombre de personnes auxquelles il compte s’adresser. La facturation, elle, dépendra du nombre de fois où les consommateurs auront cliqué sur la pub et de la valeur commerciale qu’on veut bien leur attribuer : un habitant de Guingamp se monnaie jusqu’à 1,22 euro le clic, contre 1,49 pour un Parisien. Un homme marié vaut plus (2,30 euros) qu’un retraité (1,94). Cette cote dépend en fait de l’offre et de la demande.
Bien sûr, les gros annonceurs comme Adidas ou BNP Paribas ne s’amusent pas à bricoler leurs campagnes en ligne. La régie pub de Facebook se charge de leur concocter un service aux petits oignons.Ces grands comptes – facturés par tranche de 1 000 pages vues et non plus au clic – peuvent en particulier opter pour un emplacement «premium», c’est-à-dire sur la page d’accueil des membres, où ils seront les seuls à figurer. Autre formule, la publicité interactive (le format «engagement» dans le ­jargon de Facebook) qui permet de faire participer l’ami consommateur. Ce dernier peut, par exemple, cliquer sur la pub pour recevoir un échantillon, participer à un sondage, ou déclarer qu’il «aime» un événement.
Des gestes pas tout à fait anodins. Car chacune de ces actions est automatiquement communiquée sur le fil d’actualité de ses amis, auprès de qui il joue ainsi le rôle de prescripteur. «C’est un service que l’on propose gratuitement», indique Damien Vincent, le jeune patron de Facebook en France. Et, selon lui, c’est fichtrement efficace. «Par rapport à une pub classique, ce procédé accroît de 1,6 point le souvenir de la publicité, de 2 fois la notoriété et de 4 fois l’intention d’achat», affirme-t-il.
L’été dernier, Oasis, la deuxième marque de soft-drink la plus consommée en France, a eu recours à ce type de dispositif pour renforcer sa notoriété. Pendant deux mois, les internautes étaient conviés à se connecter à sa page Facebook pour participer à l’élection du fruit de l’année, Eva Lapech, Orange Presslé ou Jude Citron. Ponctuée de jeux, de vidéos loufoques, l’opération a fait carton plein. Elle a permis à la marque d’enregistrer sur sa page 1,6 million de fans, auprès de qui elle continue à communiquer.
Ce type de campagne, facturée de 40 000 à 80 000 euros pour trois à quatre semaines de présence, demande cependant un peu de doigté. «Pour ne pas saturer les utilisateurs, nous avons pris soin de ne pas diffuser sur leur page plus de deux à trois posts par semaine», précise Stanislas de Parcevaux, le directeur du marketing d’Orangina Schweppes France, la maison mère d’Oasis. Des intrusions répétées risquent en effet de tuer la poule aux œufs d’or. On se souvient de la levée de boucliers qui avait accompagné le lancement par Facebook de son programme Beacon, en 2007 aux Etats-Unis. Quand un utilisateur se rendait sur un site marchand partenaire du réseau pour réaliser un achat, tous ses amis étaient informés. Près de 50 000 membres avaient réagi, mécontents que leurs proches soient au courant du cadeau qu’ils leur réservaient pour Thanksgiving. Soucieux de ­garder sa précieuse audience, Facebook avait alors fait marche arrière. «Le site fait très attention au buzz négatif et procède à tâtons pour trouver de nouvelles façons de moné­tiser les données sur ses utilisateurs», souligne Cédric Foray, de Greenwich.
Une seconde source de revenus commence à faire la fortune de Facebook : les applications. On le sait peu en France, mais le réseau social a lancé dès mai 2007 une plate-forme qui offre aujourd’hui plus de 550 000 petits logiciels exécutables directement dans le navigateur Web, essentiellement des jeux créés par des développeurs indépendants. C’est plus que les 350 000 applis de l’iPhone de Steve Jobs. Pas plus philanthrope qu’Apple, Facebook oblige les développeurs à utiliser son système de paiement, les Crédits Facebook, afin de prélever un pourcentage de 30% sur la vente des biens virtuels, leur principale recette. Une vraie vache à lait : selon le cabinet spécialisé SocialTimes Pro, cette taxe pourrait rapporter 210 millions d’euros en 2011. «Ce succès nous a totalement surpris», nous confie Christian Hernandez, le directeur du développement international de Facebook.
L’éditeur Zynga est de loin le plus gros pourvoyeur de «crédits». Créée en 2007 par Mark Pincus, qui lui a donné le nom de son chien, cette firme compte 269 millions d’utilisateurs mensuels, quatre fois plus que son poursuivant Badoo (rencontres en ligne). Si la plupart des fans jouent gratuitement à ses petites simulations, entre 1 et 5% d’entre eux acceptent de se ­délester de quelques euros pour avancer plus vite. Il y en a pour tous les goûts : dans Farmville, on s’offre un tracteur pour augmenter la production de sa ferme. Dans Mafia Wars, il faut acheter un revolver pour éliminer les familles rivales…
Le succès de Zynga fait les affaires de Facebook. Mais, pour ne pas trop dépendre de lui, Mark Zuckerberg en­courage les développeurs du monde entier à lancer d’autres applis. Fin mars, le réseau a ainsi organisé une opération séduction dans le centre de Paris. Pour allécher les Frenchies, Facebook a notamment cité l’exemple d’AntVoice, une start-up créée en mai 2009 par deux copains ingénieurs, Jérôme Scola et Rodolphe Mirilovic. Leurs quinze petits jeux ont déjà été installés 50 millions de fois et devraient générer 2 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2011. Les musts ? L’Arc-en-ciel du moral, qui permet d’afficher son humeur du jour, et Il est con ce pigeon, où l’on botte les fesses d’un plumitif virtuel. Le développement d’un tel logiciel ne coûte pas plus de 30 000 euros, une paille, comparé à celui d’un jeu Play­Station. Du coup, la société est déjà rentable, et ambitieuse. «Au printemps, nous lancerons des jeux de rencontre amoureuse», annonce son directeur général, Alban Peltier.
Encore des crédits en perspective pour Facebook. Pour en engranger encore plus, le géant de Palo Alto promeut aussi un service d’un genre nouveau. Depuis mars, les Américains peuvent louer sur le réseau social six films des studios Warner (dont «Batman» et «Harry Potter»), pour 2 à 3 euros. Et, d’ici peu, les Anglais éliront sur le réseau leur candidat préféré dans la compétition de danse de la chaîne Sky1, moyennant quelques pennies, bien sûr. Mark Zuckerberg, lui, a déjà gagné le concours de «Danse avec les millions».

5/ Facebook : ses services gratuits menacent votre vie privée

Derrière sa plate-forme sympa et ludique, le site met tout en œuvre pour que l’utilisateur confie un maximum de données personnelles. Un piège.

« La honte.» Quand il raconte son dernier entretien d’embauche, Laurent ressasse ce mot. D’emblée, le recruteur l’a félicité pour sa nouvelle coupe de cheveux : «Je vois que monsieur a abandonné la nuque longue.» Puis le sadique a enchaîné sur ses ongles impeccables, «ça vous va mieux que le vernis noir». Avant de plaisanter sur le trash metal, «de la vraie bonne musique». «C’est là que j’ai compris qu’il avait passé au crible mon profil Facebook», nous confie le malheureux commercial amateur de pogo. «Dire que j’avais juste ouvert un compte pour causer metal entre copains.» L’entreprise n’a jamais rappelé Laurent, mais au moins celui-ci a appris à verrouiller son profil, avec l’aide de l’agence Zen-Reputation…
Ah, la magie de Facebook. Officiellement, le réseau social se présente comme un aimable trombinoscope, où les échanges restent amicaux et positifs. On y converse entre «amis» dûment acceptés ; on s’envoie des pictogrammes de carrés Hermès en guise de cadeaux ; on clique sur la fonction «j’aime» pour partager la vidéo d’une gamine de 2 ans imitant Shakira, puisque, de toute façon, il n’existe aucun bouton «j’aime pas» susceptible d’exprimer sa désapprobation. «Mais ce monde de Bisounours peut très vite tourner au cauchemar», constate Alexandre des Isnards, coauteur de «Facebook m’a tuer», une passionnante plongée dans les dérives du site préféré de 20 millions d’internautes français.
Et les victimes, elles, ne sont pas du tout virtuelles. Voyez Claude Mathieu, dont le fils Rayan souffre d’une pathologie incurable : pendant des semaines, la page de soutien à son enfant a été bombardée de moqueries sur les han­dicapés. Sans parler de cette pauvre ­Britannique de 26 ans, découpée en morceaux par un mari ­impulsif, juste parce qu’elle s’était déclarée «célibataire» sur le site après une dispute. «Facebook va nous rendre fous, lâche Alex Türk, président de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), et auteur de “La Vie privée en péril”. Comme cette société se nourrit de nos informations personnelles, tout est calibré pour que chacun se mette à nu, petit à petit, sans même s’en rendre compte.»
Principale astuce du site : entretenir l’illusion que vous gardez le contrôle. A priori, chaque membre peut décider de partager ou non ses photos et autres commentaires. Et éviter ainsi que la moindre vanne en français postmoderne sur son «boss tro chian ;-(» puisse atterrir sur Google. Il suffit pour cela de cocher les bonnes cases dans la section Paramètres de confidentialité. Le hic, c’est qu’il existe près d’une vingtaine de critères, auxquels s’ajoutent quelque quatre-vingts options. «Et Facebook ne cesse de modifier ces paramètres sans prévenir», avertit Antoine Dupin, expert en réseaux sociaux. Fin 2009, la ravissante Marie-Laure a ainsi eu la surprise de voir ses albums photos accessibles au tout-venant. «J’étais paniquée, se souvient cette cadre dans un palace parisien. Quand un copain m’a alertée, j’ai prétexté une urgence en plein rendez-vous pour courir vers mon ordinateur, de crainte que mon ex découvre mon voyage aux Maldives avec mon nouveau compagnon.»
Pour mieux vous connaître, le site peut ensuite compter sur vos amis. Un terme volontairement fourre-tout, où se mêlent aussi bien les contacts pros que les cousins de province. Bien sûr, personne n’est obligé de réunir sur la même page son vieux copain de cinquième, son chef de service et cette jolie blonde croisée en boîte. Mais comment résister au plaisir de se mettre en scène face à un ­public qui atteint parfois 3 000 amis ? Et, si certains se montrent peu sociables, c’est la maison qui va se charger de leur trouver des copains, en leur suggérant sans cesse, à droite de l’écran, des amitiés potentielles : amis d’amis, curieux qui ont regardé leur page, ou n’importe quel anonyme détecté par le moteur interne de recher­che au motif qu’il pourrait avoir croisé un jour leur chemin.
Autant dire qu’à la longue cette foule pas toujours amicale peut devenir ingérable. Début février, Jean-Baptiste s’est ainsi fait «outer» par un ancien copain de terminale, qui a cru bon de rappeler ses talents de rouleur de joints : «JB, tu te souviens de nos pétards sur la plage du Cap-d’Agde en 2004 ?» Allez hop, 353 personnes glissées dans la confidence. «J’étais mal, confie ce consultant en organisation. J’ai dû expliquer à ma grand-tante qu’un pétard était une sorte de tabac bio.» Pas de quoi tromper les éventuels recruteurs en maraude : «On vous espionne sans cesse sur ce réseau, assure Ludovic Broyer, ex-chasseur de têtes devenu patron de l’agence d’e-reputation iProtego. Avant de vous embaucher, les entreprises mènent désormais une enquête sur votre compte et sur celui de vos amis.»Et, grâce aux dernières applications Facebook, nos Columbo 2.0 peuvent s’en donner à cœur joie. La messagerie instantanée ? Une seconde de connexion et vos contacts savent que vous êtes on line. Pas terrible quand votre patron figure sur votre page et peut constater que vous avez débrayé.La fonction Tag ? Elle encourage vos amis à graver votre nom sur leurs photos de soirées. Y compris celles qui immortalisent votre victoire éclatante au concours de bières de la Saint-Patrick. Quant à l’outil Places, il invite chacun à indiquer votre présence dans un lieu public, à n’importe quelle heure, sans demander votre permission. Les cambrioleurs n’en espéraient pas tant. Ni les épouses soupçonneuses. «Allez ensuite expliquer que vous avez bossé toute la nuit, alors qu’on vous a signalé au comptoir à 3 heures du matin», râle un jeune commercial parisien.Si, par miracle, vos amis vous épargnent, ne vous croyez pas à l’abri pour autant : Facebook est devenu le terrain de jeu préféré des imposteurs et autres margoulins. Parlez-en à Omar Sy, l’acolyte de Fred sur Canal Plus. Pour goûter aux délices du site, le comique du «SAV» n’a même pas eu besoin de créer un profil : un autre s’en est chargé à sa place. Pas bien compliqué, notez. Quelques photos, une date de naissance dénichée sur Wikipédia, et voilà le résultat : plus de 100 000 fans en moins de six mois. «Cela devenait invivable, confie l’humoriste. Pour marquer le coup, j’ai décidé de mener une action en justice.»
Bilan ? Un procès et 3 000 ­euros d’amende pour le faux Omar. «Sur Facebook, on ne compte plus les cas d’usurpation d’identité, confirme Grégory Couratier, fondateur de l’agence Zen-Reputation. Et ce type d’attaque touche aussi bien les personnalités que les anonymes.» Mais les plus difficiles à attraper restent les pirates. L’an dernier, un jeune crack baptisé John Jean – c’est son vrai nom – a carrément infiltré la machine dans le but d’en révéler les failles en matière de sécurité. «Je n’ai dérobé aucune donnée, jure cet Amiénois de 27 ans, devenu une star du Web après cet exploit. J’ai même attendu que les techniciens de Facebook colmatent les brèches avant de révéler le problème.» D’autres n’ont pas ces pudeurs. Pour booster l’audience de leurs sites, des petits malins planqués en Russie ont inventé le «clickjacking». Le principe ? Quand vous cliquez sur «play» pour lancer une vidéo, vous activez sans le savoir sur le bouton «J’aime». Moyennant quoi, tous vos amis apprennent que vous venez de regarder le clip «Jeunes Chinoises en Wonderbra». Et qu’en plus vous leur recommandez d’en faire autant…
Qu’en pense Facebook, au juste ? Difficile de s’en faire une idée précise, tant ses règles semblent à géométrie variable. Quand de jeunes mamans canadiennes publient leurs photos d’allaitement, c’est la porte illico : la maison ne supporte pas la vision de la moindre aréole. Mais, pour adhérer à des groupes antihomos et pronazis, pas de problème. «C’est déstabilisant, on a souvent du mal à se repérer dans la charte du site», souligne Xavier ­Paulik, fondateur de Tikimee, un agrégateur de contenus personnalisés. Bien sûr, il est toujours possible de quitter la matrice. Mais pas de récupérer ses données. Et vous pouvez toujours menacer Facebook d’un procès : le site vous renverra vers le tribunal compétent. A Sacramento, en Californie…
Dossier réalisé par le magazine Capital

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